Peu de temps après la sortie du n° 9, j’avais eu l’heureuse surprise de recevoir un courrier de Jean-Marie Alfroy, le chroniqueur d’art de la revue, devenu depuis membre du Comité de lecture. J’avais gardé cette lettre, me promettant de la publier unjour. En voici un long passage qui intéressera sûrement les lecteurs de poésie…
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« …Venons-on à présent à votre article princeps des pages 4 à 9, celui qui fait l’intérêt majeur de ce numéro. Cela m’amène jusqu’au pied du mur, c’est-à-dire à la question : qu’est-ce que la poésie ?
C’est comme se demander de quoi est faite l’intelligence ; nous appréhendons facilement les notions abstraites, mais nous sommes incapables de les définir. A la question « qu’est-ce que la poésie ? », mon premier mouvement est donc de répondre que je n’en sais rien.
Mais je me ressaisis et adopte le vieux réflexe des montagnards qui savent de longue date que le meilleur itinéraire pour atteindre un sommet n’est pas nécessairement le plus court, et qu’il faut souvent contourner et re-contourner l’obstacle. Moi, je le fractionne, et dis qu’il n’y a pas La Poésie, mais des Poésies qui se sont succédé dans le temps et qui, parfois, ont pu cohabiter. J’en vois au moins trois.
La première, celle des commencements, appelons-la, si vous voulez, originelle. Bien qu’elle fût écrite, elle a d’abord été ditedevant des auditoires à peu près illettrés : c’est l’Iliade et l’Odyssée, la Légende de Gilgamesh, la Divine Comédie ; c’est notre Chanson de Roland. Elle est narrative et épique, fondamentalement orale et donc faite pour être déclamée, scandée, psalmodiée et, le cas échéant, accompagnée de la lyre, du luth, de la guitare, voire du…tam-tam. Les rimes ou les assonances, les rythmes immuables servent à faire entrer dans les mémoires ce qui pourra être transmis de bouche à oreille.
Cette poésie-là a-t-elle disparu au XX° siècle ? Au XXI° ? Pas sûr. Les versets de Saint-John Perse (un poète que vous appréciez, je crois) demeurent très marqués par l’oralité ; ainsi évoque-t-il son enfance sur le mode épique : « Palme… ! Alors on te baignait dans l’eau-de-feuille-verte ; et l’eau encore était du soleil vert… » etc. Je pourrais citer aussi la Prose du Transsibérien de Cendrars, certains poèmes de Segalen et bien d’autres choses certainement.
Cette poésie originelle s’est sans doute pérennisée sur un mode mineur à travers la chanson dite « à texte » (Brassens, Ferré, et tant d’autres) ; elle survit sans doute aujourd’hui dans le rap (que je ne prise guère mais ne tiens pas pour négligeable) et le slam dont vous publiez un échantillon tout à fait intéressant ; c’est toujours le même phénomène : la réitération rythmique et syllabique provoque la transe du récitant, laquelle se communique au public et la communion peut avoir lieu. Cette poésie a gardé des liens de cousinage avec le théâtre, la musique. Ce n’est pas elle qu’on trouve dans les revues, sauf exception : la preuve, Alice. (1)
La deuxième, je l’appellerais « Poésie classique », tout simplement parce qu’elle a longtemps été apprise par cœur dans les classes primaires, puis étudiée, avec plus ou moins de bonheur, dans le secondaire et à l’université. Les maîtres n’ont pas toujours su, j’en conviens, séparer l’essentiel de l’accessoire, logeant au même étage Hugo et Richepin, Verlaine et Anna de Noailles. Ce qui la caractérise, c’est précisément ce à quoi vous vous référez au début de votre article : les contraintes formelles ; non seulement les formes fixes (ballade, rondeau, sonnet, etc.) mais la subordination de la syntaxe à l’implacable métrique (l’alexandrin pour les grands thèmes, le décasyllabe ou l’octosyllabe pour les climats plus intimistes), à la division en strophes (quatrains, quintils, sizains, etc.), à la combinatoire des rimes masculines et féminines.
Elle a donné ses chefs-d’œuvre ; je cite en vrac Les Amours de Ronsard, Les Fables de La Fontaine, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Les Chimères de Nerval, La Légende des siècles de Victor Hugo. J’en oublie beaucoup. Cette poésie formelle ne s’est pas séparée de l’oralité : on peut la lire, on peut la dire. C’est elle qui illustre la fameuse phrase sur l’art qui vit de contraintes et meurt de libertés. Le sonnet en est le plus bel exemple : seulement 14 vers répartis en 2 quatrains et 2 tercets (souvent la thématique des tercets s’oppose à celle des quatrains) n’utilisant que 4 ou 6 rimes et parfois seulement 2 (cf Le sonnet de Mallarmé en yx et ore).
Plus la contrainte est forte, plus le poète doit lutter pour conquérir son domaine de liberté à l’intérieur d’un périmètre très circonscrit. Et ce ne sont pas les malheureux rejets, contre-rejets et enjambements qui suffisent pour repousser les limites. Je concède que cette poésie formelle comporte un risque : celui de dégénérer en un jeu verbal futile (voir le sonnet d’Oronte dans Le Misanthrope). Pire encore : ces poètes du dimanche qui croient judicieux de faire rimer « casserole » avec « scarole » et qui enfilent comme des perles des« alexandrins » de 11 ou 13 pieds !
Enfin, la poésie « moderne », celle qui apparaît, comme vous l’exposez avec pertinence, à la fin du XIX° siècle et finit par s’imposer au cours du XX° siècle comme la seule poésie valable, comme la seule « vraie ». Oui, vous avez raison, ce qui la caractérise essentiellement, ce n’est pas tant l’abandon de la rime (ce colifichet) ni celui de la régularité métrique, mais bien la rupture avec l’oralité. Poésie pour l’œil, poésie pour le papier. Poésie pour le lettré, donc, qui va peu à peu s’éloigner des racines populaires et originelles. Poésie pure, débarrassée de toute contingence autre q ue celle de la « perfection du dire » comme vous l’écrivez si justement.
Poésie qui a déjà produit ses chefs-d’œuvre et ses grands auteurs, mais qui, comme vous le reconnaissez vous-même, laisse au bord de la route les grandes masses et même une partie du lectorat cultivé. Poésie menacée par l’autisme, ce dont vous êtes conscient puisque vous confessez qu’elle est surtout lue par les gens du sérail, quand elle ne l’est pas uniquement par ses propres auteurs. Poésie de chapelles où l’on célèbre un culte réservé aux seuls initiés, et tant pis pour les profanes qui - comme moi - tentent de jeter un œil par le trou de la serrure ou par un défaut du vitrail.
A ce propos, je voudrais revenir sur l’exemple de L’Albatrosqui vous sert à démontrer, non sans brio et sous l’égide de Valéry, que Baudelaire n’est pas un poète (ou du moins ne l’est pas toujours). Outre que vous êtes en contradiction flagrante avec ce que vous avez écrit plus loin sur le monopole de la poésie (on peut vous retourner le compliment : Valéry, si brillant esprit fût-il, n’a jamais eu, lui non plus, ce monopole), je trouve que vous trichez un peu en choisissant l’un des moins bons poèmes du recueil, sans doute l’un des plus pesamment allégoriques. Mais La mort des amants, ce bijou funèbre, Harmonie du soir (avec les contraintes sublimes du pantoum), lesquelles obligent à des répétitions décalées), Maesta et errabunda (rien que ce titre !), Invitation au voyage, ce ne sont pas des poèmes ? Alors, quoi donc ? Des prospectus pharmaceutiques, des sms ? Et si Baudelaire n’est pas poète, qui peut l’être ?
Je n’ai rien contre les paradoxes ou les provocations ; c’est parfois utile pour stimuler la réflexion. Mais il faut savoir jusqu’où ne pas aller trop loin. Les déclarations de Valéry n’engagent que lui-même. Je le soupçonne de faire un peu le malin ; et puis il est comme la plupart des poètes, ce qu’il reconnaît comme de l’authentique poésie, c’est celle qu’il aime ; en particulier la sienne. Il ne sert à rien de verser dans un rigorisme excessif ; cela n’impressionne que ceux qui veulent bien se laisser faire. Vous constatez que ce n’est pas mon cas.
Alors ?L’art vit-il de contraintes ? Oui, tant que celles-ci obligent le créateur à se dépasser lui-même. Meurt-il de liberté ? Oui, si cette liberté l’entraîne vers le n’importe quoi. Non, s’il sait s’inventer lui-même de nouvelles contraintes après avoir refusé celles qu’une tradition figée lui imposait. Sommes-nous d’accord au bout du compte ? Je crois que oui. En tout cas, je l’espère de tout cœur.
Et pardon pour la longueur de cette lettre. »
Jean-Marie ALFROY
(1) Alice Ligier : « Ton Paradis païen », slam, poème paru dans le Cahier n° 9.
4 – Lettre ouverte à un vieux poète (Ce texte est paru il y a quelques années dans « les Brèves », le bulletin d’information des Editions du Petit Pavé, il m’a semblé qu’il pourrait, non pas faire écho à la belle « leçon de poésie » que nous donne Jean-Marie Alfroy, mais proposer en complément une conception de l’écriture poétique – la mienne, qui s’est affinée peu à peu, avec mes lectures et la rédaction de mes livres.)
Lettre ouverte à un vieux poète
La « vraie » poésie, cher Monsieur, je ne sais pas ce que c’est. Et si j’enlève l’adjectif, dirai-je que je sais ce qu’est la poésie ?
Tous les poètes, à un moment de leur vie, se sont interrogés sur leur art. Je me rappelle la lettre d’un de mes amis qui venait de publier un recueil. « J’espère que c’est encore de la poésie », m’écrivait-il, inquiet de savoir ce que j’en pensais.
Pour moi (cette opinion n’engage que moi, bien sûr) de même qu’il peut ne pas y avoir de poésie dans de beaux vers bien réguliers, rimés à l’ancienne, de même la poésie peut venir se loger de façon inattendue dans un texte où les règles de la prosodie traditionnelle ont été transgressées.
Me paraît bien ambitieux celui qui prétend définir la poésie. On la sent, on ne l’explique pas. Les formes les plus classiques, je les connais, certes : j’enseignais les lettres en collège. Mes élèves et moi, nous lisions Ronsard, Lamartine, Baudelaire, Verlaine. Et beaucoup d’autres. J’ai toujours aimé cette poésie aux formes fixes. Adolescent, j’apprenais par cœur Le tombeau d’Edgar Poe de Mallarmé. L’homme et la mer de Baudelaire. Je les disais à haute voix, pour le plaisir d’entendre résonner, derrière les mots, une musique qui me berçait. Le Lac de Lamartine a accompagné mes années de bac. Ainsi que « La Maison du berger », « La Mort du loup » de Vigny. Et Musset (Ah ! Les Nuits !)
En ce temps-là, j’écrivais des poèmes classiques que je publiais dans les revues de l’époque, mais très tôt j’ai abandonné ces formes que je trouvais contraignantes et qui donnaient à ma poésie - je le vois bien maintenant - les défauts que je retrouve chez ceux que Cadou appelait les poètes du dimanche, attachés à leur dictionnaire de rimes.
Ces défauts ? La prolixité, d’abord (et je ne saurais dire pourquoi un poème classique me paraît toujours en souffrir) alors que Georges Jean, le vieux maître de mon adolescence, me disait : « Ecris, mais densément. Ecris, mais parcimonieusement ». Et me conseillait la concision. Je l’ai écouté et je m’en félicite. Il y avait aussi dans mes vers, de temps en temps, des chevilles, pour la rime ou pour le rythme. J’en étais conscient mais je ne voyais pas encore comment y remédier. Comment gommer l’aspect artificiel de cette façon de dire.
Imaginez que quelqu’un dans la rue vous dise « Le ciel est par-dessus le toit si bleu, si calme » au lieu de dire « Il fait beau aujourd’hui, c’est bien agréable ». Comparez : on voit très bien ici l’aspect maniéré du texte poétique.
Je ne nie pas le talent de ceux qui ont écrit sonnets, ballades et autres stances. Mais j’ai choisi. J’ai choisi le naturel, en pensant que la poésie est faite pour être dite. Si dans une conversation vous prononcez tous les e muets qu’on entendrait dans le texte poétique, votre interlocuteur va vous regarder avec une petite lueur de raillerie dans les yeux. Je ne parle pas des diérèses, qui accentuent encore l’aspect artificiel du discours.
Quand j’écris un poème, c’est souvent l’octosyllabe et l’alexandrin qui viennent sous ma plume. Une vieille habitude. Mais je ne les traque pas. J’accepte le vers impair qui rompt le rythme, ou plutôt en crée un autre, attirant l’attention sur un fragment du texte. Je l’accepte comme il me vient, quitte à le torturer un peu plus tard. J’ignore volontiers le e muet. Pour le naturel. Parce que j’aime dire mes poèmes à haute voix, dans les salons, les classes où j’interviens pour parler aux enfants de poésie. Parfois, dans ma diction, un vers de neuf syllabes redevient un octosyllabe par l’élision volontaire d’un e qui aurait dû se prononcer dans le poème classique.
L’émotion, dont vous faites, cher Monsieur, la source même de la poésie n’est pas pour moi essentielle, quoiqu’il arrive qu’elle surgisse à l’improviste dans mes vers. « La poésie, dit Michel Cosem, c’est un regard qui permet de connaître, de faire partager, d’inventorier la richesse du monde. » Cette richesse n’est pas seulement d’ordre sentimental. Je pense que le poète creuse au plus profond de l’Enigme pour donner un sens à ce qui l’entoure. Que la poésie est un moyen de communiquer avec l’invisible, qui parfois est en soi, parfois dans l’autre, dans l’arbre, le caillou du chemin.
Lorsque j’écris un poème, au diable les contraintes. Ce n’est qu’après que le travail commence. Le texte reste sur l’établi des semaines, parfois des mois. Je pratique par ajouts plutôt qu’en ajoutant, pour arriver au plus près de ce que je voulais dire. Mes amis, d’ailleurs, s’étonnent quand ils lisent un de mes poèmes en prose et que je leur dis : « Ce texte a d’abord été écrit en vers. » C’est tout simplement que je l’ai mis en prose pour qu’il glisse mieux, pour lui ôter son aspect rigide, artificiel. Et j’ai même - horreur ! - cassé le rythme, pour éviter la monotonie.
Un de mes amis, admirateur de Mallarmé et de Paul Valéry, qui écrivait de beaux alexandrins rimés, s’est mis au vers libre après bien des hésitations, sans doute parce qu’il est difficile de trouver un éditeur pour la poésie classique.Je m’étais amusé de sa question : « Je n’écris pas de vers libres parce que je ne sais pas quand je dois aller à la ligne. Toi, quand sais-tu que tu dois arrêter ton vers ? » J’avais été bien en peine de lui répondre.
Je pense à Pierre Reverdy qui, au début du 20ème siècle, préoccupé par l’aspect de la page, en poésie, a transformé l’inesthétique poème en vers libres qui emplit la partie gauche de la feuille et présente à droite l’aspect de dents de scie d’inégales longueurs. La réflexion aboutit chez lui à une disposition en chicanes ou en créneaux ; ainsi le poème est d’abord fait pour être vu - à l’égal d’un tableau - avant d’être lu. Il n’utilisa pas longtemps cette technique, mais vous ne me direz pas, cher Monsieur, que ce poète-là n’avait pas réfléchi à son art.
Et, si vous lisez Reverdy, vous savez que, fragmentés en plusieurs vers, se cachent parfois de superbes alexandrins. Et des images. N’est-ce pas là aussi qu’il faut voir la poésie, dans l’image ? (Autant que dans une forme imposée, rigide comme celle du sonnet, par exemple).
Une phrase de votre texte m’inquiète un peu : « Commence par imiter les maîtres anciens. » Pour la peinture ou la sculpture, je veux bien. Mais pour la poésie ?… Si j’ai lu les poètes et je continue de les lire quotidiennement - je me suis toujours méfié des influences. Je pense qu’on n’a rien à gagner à imiter un poète, fût-il le plus grand, le meilleur. Je n’écris pas comme Untel. J’écris comme moi. Nous sommes tous uniques. C’est cette unicité qui est notre richesse. A se modeler sur
quelqu’un, on risque de perdre sa personnalité, qui fait qu’on peut être intéressant pour les autres.
Quant à votre question de la fin (Etes-vous sûr d’écrire pour l’éternité ?), elle me fait sourire. Moi, j’écris pour ne pas mourir. Provisoirement. J’écris pour oublier que je mourrai comme tout le monde. Et que le terme approche, puisque j’ai vieilli.
« Lis-moi et tu me feras revivre » : c’est mon souhait pour plus tard, quand je ne serai plus là, et qu’un lecteur, un enfant peut-être (j’aimerais bien, lui plus qu’un adulte parce qu’il aura de longues années devant lui) qu’un enfant sortira un de mes livres de la bibliothèque de ses parents. Pour un moment, je viendrai habiter sa vie. Quand il lira mon message, je serai un peu plus qu’un livre perdu au milieu d’autres.
Hélas, personne n’écrit pour l’éternité, le support de nos élucubrations - le papier - étant destiné à tomber en poussière dans une cinquantaine d’années, me dit-on. Et vous n’ignorez pas que l’existence de notre terre aura une limite, qu’un jour elle s’abîmera dans l’espace, à moins qu’elle n’explose ou ne se fige sous les glaces. Ce qui rendrait dérisoires nos efforts pour laisser une trace de notre passage chez les hommes. N’y pensons pas trop. Ecrire nous sauve.
A vous la main, bien sûr, si vous souhaitez répondre, je reste à votre écoute.
Recevez, cher Monsieur, mes amitiés. Que la poésie continue de vous aider à vivre.
Sablé le 7 décembre 2005,
Claude Cailleau
Si ces deux textes vous ont inspiré quelques réflexions, nous serions heureux, Jean-Marie Alfroy et moi, de vous lire. La page des commentaires vous est ouverte… La poésie est terre de partage.