Je reprends ici le titre que Jean-Marie Alfroy a donné au texte que nous avons publié dans le Cahier 13 B. Aujourd’hui, je souhaite que l’on revienne à la question : « Est-il nécessaire de se mettre d’accord sur l’écriture de la poésie ? »
Celui qui a choisi de gérer une revue se trouve affronté tous les jours à des choix difficiles. Je vous conseille de rouvrir le n° 9 de nos Cahiers. Je citais là, dans un texte intitulé « Jeune poésie » (texte repris par Arpo dans son bulletin de l’hiver 2011) un fragment d’une déclaration de Dominique Aury : « Qu’est-ce qui mobilise ceux qui font les revues ? … Ne serait-ce pas la plus belle des impatiences ?… Dans ces assemblages arbitraires, inattendus, dans ces insolites découpages, quelque chose est là, de plus vivant qu’ailleurs : la littérature à l’état naissant. »
S’agissant de mes Cahiers, « assemblages inattendus » : d’accord. Mais « arbitraires »… Non ! Nous savons depuis les débuts où nous voulons aller, et même à quel moment il nous faudra arrêter. « Moment », le terme est impropre. Je devrais dire que la Revue s’arrêtera quand le programme que je me suis fixé aura été rempli. Et pour ceux qui, abonnés, nous suivent depuis un moment, une info : le 15 et le 16 forment ce que je nomme une parenthèse (même si leur contenu va dans le sens de nos recherches). Dans le 17, nous reviendrons aux dossiers. J’ai dit « recherches », car, à moins d’être cousu de certitudes, le poète est toujours habité de questions sur l’utilité de son art, par rapport aux lecteurs mais aussi à lui-même. Et questions sur les moyens qu’il va utiliser pour en faire un art
En d’autres termes, quelle forme l’écriture de la poésie doit-elle prendre ? Je sais, le débat est ancien, le sujet rebattu. Cela n’empêche pas de souhaiter y revenir.
Un exemple ? Je vous propose un fragment d’une lettre de Jean-Marie Alfroy. Romancier, poète, J.M. A. collabore régulièrement aux Cahiers avec une chronique sur les arts et nous avons publié des « blues » de sa plume dans le n° 13 A ; il vient aussi d’être accueilli dans la revue belge « Inédit Nouveau » et dans « Friches ». (Vous voudrez bien m’excuser d’avoir laissé, dans cette copie de sa lettre, deux passages dans lesquels il trouve des qualités à mon travail d’écrivain ; je ne veux pas croire à de la flatterie. J.M. A. me connaît et sait que j’ai toujours fait vœu de modestie. Bref, je ne ferai pas comme cet auteur – il est mort, paix à ses mânes ! – à qui mes élèves demandaient qui était, selon lui, le plus grand poète vivant et qui répondit sans plaisanter : « C’est moi » Authentique !
Voici donc ce que m’écrivait le 22 mai 2012 Jean-Marie Alfroy, qui venait de relire « La Littérature sans estomac » de Pierre Jourde, livre dans lequel un chapitre est consacré à la poésie. (Vous trouverez ce livre en Pocket). L’auteur y livre un « projet de machine à poésie », propose une « méthode de fabrication », suivie d’un « lancement des machines » qui fait tomber sur la table un poème « rédigé absolument au hasard, sans douleur aucune, en deux minutes trente secondes ». Avec le plus grand sérieux, notre homme ajoute : « Il serait aisé d’informatiser la chose et de laisser faire l’ordinateur »…
Mais…
Excusez-moi, si je ne me retiens pas, c’est 10 pages que je vais vous offrir et vous ne me lirez plus. Je laisse la parole à Jean-Marie Alfroy.
« … Si je vous ai demandé de relire de relire le chapitre concernant la poésie dans l’essai de Jourde, c’est que j’y vois le sujet d’un chronique pour la fin de l’année… Jourde dénonce un nouvel académisme moderne dans l’usage inconsidéré du vers libre. Surtout, ne vous sentez pas visé, car vous faites partie de ceux qui l’utilisent avec suffisamment de talent et de naturel pour que, comme on dit, « ça passe toujours ». Mais ça n’est pas vrai pour tout le monde.
Depuis que je lis pour la Revue et dans la Revue, des poèmes venus de tous les horizons, je commence à avoir ma petite idée sur l’emploi du vers libre. Chez beaucoup, c’est un pur artifice. Ce qu’ils écrivent pourrait s’écrire en prose (comme mes « Faux souvenirs » parus dans Inédit Nouveau), ça ne serait pas plus mal – et peut-être mieux. Comme l’écrit Jourde avec malice, ils font de l’analyse logique sans le dire (et le savoir ?), allant à la ligne au bout de chaque segment syntaxique.
Prenons l’exemple de la fameuse phrase, extraite de l’ancien code pénal, prononcée par Fernandel dans le film « Le Schpountz », ça donnerait ceci :
Tout condamné à mort
aura
la tête tranchée.
Joli poème, n’est-ce pas ? Sujet-verbe-complément…
D’autres, plus subtils, écriraient :
Tout condamné
à mort
aura la tête
tranchée.
Belle mise en évidence de « mort » et de « tranchée » ; de quoi trembler d’angoisse. Et ça fait un poème ? Non. Portant, j’ai lu des textes qui ne valaient pas beaucoup mieux.
Jourde dénonce aussi l’impropriété lexicale ou sémantique comme procédé pour « faire poétique » ; ça, je l’ai vu chez un très grand nombre d’auteurs, même des reconnus. Je ne citerai pas de noms pour être gentil. Mais jamais chez vous, heureusement.
Bref, j’ai la conviction qu’en 2012 nous sommes arrivés au bout des possibilités du vers libre, comme vers 1880 on était arrivé au bout de la versification classique. Mais que faire ?
A mon avis, il existe deux directions possibles :
- Le retour aux contraintes formelles (anciennes ou nouvelles, donc à inventer)
- l’abandon du vers pour la prose (prose poétique si vous voulez). Ces deux voies sont déjà empruntées ; la première par Nicolas Grenier, par exemple (ses sonnets sur Drancy (1)), par Valérie Rouzeau dans « Vrouz » qui, elle, pratique le sonnet déstructuré (14 vers sans quatrains ni tercets – sans rimes non plus), par Nicolas Gille (2) dans le recueil que vous m’avez donné à recenser (des sizains rimés en chiasme : a-b-c / c-b-a), par vous-même, mon cher, dans vos « Classics poems » (3) si finement ciselés. Par modestie, je tairai dans ma chronique un dénommé Alfroy qui s’est essayé à répliquer lepatron syntaxique et rythmique du blues dans quelques poèmes (4). On pourrait citer aussi tous les haïkistes.
La seconde, elle, a été très fréquentée tout au long du 20ème siècle par les plus grands : Reverdy (eh oui, toujours lui), Saint-John Perse, Victor Segalen, Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue, Henri Michaux, Francis Ponge, et tant d’autres…. Cette voie, à mon sens, n’est pas obsolète.
Je viens d’en avoir la preuve en prenant connaissance de deux ouvrages de Claude Ber que j’avais commandés à mon libraire… Cette auteure… utilise le vers libre, mais avec parcimonie car elle l’abandonne souvent pour de longues pages en prose. .. Cela me permettra de conclure… en déclarant que l’avenir de la poésie est sans doute … dans la prose !
Voilà de quoi alimenter la polémique et « faire gémir les presses » comme disait Monsieur Homais. Qu’en pensez-vous ? Nous aurons, je le sais, l’occasion d’en reparler. »
Jean-Marie Alfroy
Fin de citation. Et vous qui nous lisez, qu’en pensez-vous ? Vous avez la parole. Une page de commentaires vous est ouverte : profitez-en.
Mais je n’ai pas fini.
Au début du chapitre qu’il consacre à la poésie, Pierre Jourde cite Jacques Roubaud : « On peut dire qu’il ne demeure dans la pratique majoritaire du vers libre commun que ce que Réda appelle très justement le poteau : ATTENTION POÉSIE »
Car le problème est là ; je reçois toutes les semaines des textes en vers libres appelés POÈMES par leurs auteurs, lesquels sont allés à la ligne sans savoir pourquoi, seulement pour prévenir que ce sont des vers.
Et je vais vous surprendre…
Prenons un exemple. Pas n’importe lequel. J’aime beaucoup ce qu’écrit ce poète (ce qu’il écrivait, car il nous a quittés cette année) J’ai beaucoup aimé sa façon d’aborder certains thèmes qui me sont chers. Aimé ces poèmes dans lesquels transparaissent angoisse (de vivre) et nostalgie (regard jeté derrière soi). Il y avait de la modestie dans cet homme, de la patience, une grande confiance dans le pouvoir du langage.
Je ne le nommerai pas. Vous reconnaîtrez peut-être son poème. Le voici, en prose…
« Ce n’est pas moi qui parle mais à travers cette voix qui me dicte des paroles inconnues c’est comme un irréductible mystère qui chemine dans l’obscurité de mes veines. »
Voilà. J’ai mis en prose ce poème que dans son livre l’auteur avait proposé en vers.
Nous allons – voulez-vous ? – faire le procès du vers libre.
Essayez de redonner à ce poème sa forme initiale. Si votre découpage est celui qu’avait choisi le poète, c’est qu’il y avait une nécessité interne qui commandait le choix de cette forme versifiée. Sinon, c’est que, sans doute, il serait temps d’abandonner le vers pour la prose poétique.
Car – n’en doutez pas – le texte que je vous ai proposé est bien « poétique ». Il y a cette idée que le message vient du tréfonds de l’être, impossible à décrypter parce que la vraie poésie est ésotérique), et l’image (chemine) qui lie étroitement notre environnement concret et tout ce qui en nous n’est perceptible par aucun de nos sens, mais existe – l’idée, aussi, que lorsque l’on écrit un poème, en réalité, c’est lui qui s’écrit, et que l’on n’intervient guère (Une relecture quelques jours plus tard nous le révèle, qui nous fait découvrir un message étranger). Cette idée est mienne depuis longtemps. Elle est seule à justifier pour moi l’utilité de l’écriture. Interrogez Jean Joubert sur ce sujet, il ne vous dira rien d’autre.
Ce développement n’est pas une critique du texte cité. Je ne me le permettrais pas. Si vous ne parvenez pas à retrouver le poème en vers tel que l’auteur avait choisi de le présenter, au moins pourrais-je dire que la forme choisie a été la conséquence d’une dérive du vers libre.
Puis-je, pour conclure (il est temps !) vous conseiller la lecture de quelques livres arrivés en service de presse au siège de la Revue ? J’en ai choisi quatre.
« Aragon, Césaire, Guillevic et 21 poètes invités du Mercredi du poète » Etudes et entretiens, par Jean-Paul Giraux (Anthologies de l’Arbre à paroles)
« Réveiller l’aurore », de Jacques Demaude (Le Taillis Pré)
« Présence de la poésie » – Pierre Garnier, par Cécile Odartchenko (Ed. des Vanneaux)
Et – pourquoi pas ? –
« La Nuit des jours », de Gilbert Prouteau (Ed. Echo Optique) De beaux poèmes « classiques ».
On y lit une poésie qui n’est pas polluée par un modernisme sans fondements. Un modernisme refuge de la facilité, et qui concrétise un grand vide. Lire de la poésie : activité salutaire pour lejeune poète (5). Car… comme l’écrivait un des membres du comité des Cahiers, exaspéré de lire des poèmes sans poésie : « Voilà ce qui arrive quand on se mêle d’écrire de la poésie sans en avoir lu ! »
(1) Cinq sonnets de Nicolas Grenier, dans le Cahier n° 16
(2) « Un ciel simple », Nicolas Gille, Ed. du Petit Pavé
(3) « Classic poems », Claude Cailleau, Ed. du GRIL (Belgique)
(4) « Blues », par Jean-Marie Alfroy, dans le Cahier 13 A
(5) Dans le Cahier n° 9 : de Cl. C. « L’art naît de contraintes et meurt de liberté »