Automne 2018 – Quand reviennent les frimas…
Que le lecteur me pardonne : cette page fera une grande part aux sentiments. Une disparition m’a toujours amené à m’interroger sur moi-même, autant dire « à sonder l’insondable ». Et attendre. Attendre que le temps fasse son œuvre. Qu’il répare, car c’est toujours lui le coupable.
Pour répondre à une demande que m’avait faite un éditeur il y a quelques années, j’avais commencé la rédaction d’un ouvrage sur « mes » écrivains. La mort de notre petite chienne le 31 juillet a tout arrêté. Incapable d’écrire, j’ai décidé de m’atteler à une autre tâche : la préparation d’une anthologie de mes poèmes depuis mes premières publications en revues. C’était en 1956. La date me donne le vertige. J’ai donc relu, et choisi. L’affaire est en bonne voie. Et je pense toujours à ce livre que j’aimerais voir paraître avant de mourir : ce Journal qui s’écrit depuis 1995, depuis que j’ai mis le feu au précédent qui ne me convenait plus du tout.
Je viens de ressortir d’un dossier l’article qui m’avait été demandé par le président de l’Association pour l’Autobiographie (APA) pour sa revue La Faute à Rousseau. Le texte est paru dans le n° 35 en février 2004. Le voici. Je ne vois rien à y changer.
Journal intime, journal extime
Un jour de 1995, j’ai pris le paquet de feuilles et de cahiers sur lesquels depuis 25 ou 30 ans j’écrivais ce que j’appelais « mon journal ». J’ai tout éparpillé dans ma brouette métallique et j’ai regardé partir en fumée le miroir de ma vie. Un ami à qui j’en parlais a eu la gentillesse de me dire que je venais de faire « une grosse bêtise » (le terme qu’il a employé était moins distingué).
Ce Journal, je pense que j’y étais moi-même, aussi vrai que nature, et je ne l’aurais fait lire à personne, pas même mes proches. L’écriture ayant toujours été pour moi – comme pour Roger Martin du Gard, que je considérais comme mon maître en ma jeunesse – le moyen le plus efficace que l’on ait imaginé pour échapper à une mort totale, je me suis dit que ce journal était parfaitement inutile puisque je ne voulais pas qu’il soit lu.
C’est cette année-là que ma conception de l’écrit personnel a changé. Ma vie extérieure, celle dont tout le monde pouvait être témoin, et ma vie intellectuelle, j’acceptais d’en parler et qu’on me lût. Mais je voulais protéger mon être intime et mes proches de la curiosité malsaine d’un lecteur occasionnel.
Je me rappelle mon attente impatiente du Journalde Martin du Gard, et mon irritation lors de sa parution à partir de 1992. « Par suite de certaines complications de ma vie conjugale, il se trouve que ce Journal est surtout le récit de mon existence familiale », écrivait l’auteur en août 1951 (t. II, page 4). C’est bien ce que je lui reproche. Et la belle justification de cette attitude, que présente Claude Sicard dans l’introduction du tome I, ne me fera pas changer d’avis. Autant m’avaient intéressé les « Souvenirs autobiographiques et littéraires » en tête de l’édition de la Pléiade, autant la lecture du Journal m’a laissé sur une impression de malaise. Je note aussi que l’auteur avoue « avoir songé sérieusement à le brûler ». Et cela « pour des raisons intimes » (t. II, p. 3). Le lecteur appréciera.
Je n’aime pas les journaux trop personnels. Subjectivité, mensonge, complaisance imprègnent ces récits faits au jour le jour, pour le bonheur du diariste.
Mon journal offert à la lecture (j’en ai déjà déposé deux tomes à l’APA) résulte donc d’un choix. Je n’ai pas pris modèle sur le Journal extimede Michel Tournier, qui n’a été publié qu’en 2002. Mais je me suis reconnu dans les choix de cet écrivain. « Tout m’intéresse, sauf Michel Tournier », a-t-il dit dans une émission de télévision. Ce qui ne l’a pas empêché de s’engager de temps en temps sur la voie d’une confidence, parfois consciente, parfois involontaire. « Extime », son texte ne l’est qu’à moitié.
Me trouvera-t-on dans mon Journal ? Rien n’est moins sûr. Si Tournier dit aussi « je ne mets rien de moi dans mes livres », je crois qu’on me trouverait plus dans mes poèmes – ce que j’appelle de l’autobiopoésie, une forme de lyrisme qui m’est personnelle, je crois. – ou dans ma Chronique, œuvre étrange, inachevée, où j’ai réuni tous les personnages de mes romans, et moi-même en commerce avec eux.
J’évoquais, commençant ce texte, le mouvement d’humeur qui, un jour de 1995, me fit anéantir 30 années de mon Journal. Échappèrent à cette furie de destruction deux cahiers de 100 pages 21 X 29 à petits carreaux, deux agendas grand format de 1989 et 1990 (les années où j’avais quitté mes élèves pour prendre un poste de documentaliste), un semainier (sans date !) et quelques feuillets plus anciens, oubliés dans un classeur. Enfin, le cahier noir et gris (les couleurs m’avaient séduit par leur sobriété) sur lequel j’écrivais depuis le début de 1995.
C’est en feuilletant ces cahiers, et me souvenant du Temps immobile de Claude Mauriac, que m’est venue l’idée d’un montage. Il m’a paru intéressant de rapprocher des textes rédigés à des époques différentes, mais qui traitaient de thèmes voisins. On voit mieux ainsi, me semble-t-il, la continuité d’une pensée et les nuances, les remords, qu’une relecture peut susciter. Je ne sais pas si j’aurai le courage de faire le même montage avec les douze gros cahiers de 180 pages remplis par la suite.
Je voudrais, pour terminer, évoquer à nouveau l’écrivain qui a enchanté mon adolescence quand, préoccupé par des problèmes de religion, de croyance, que je n’arrivais pas à résoudre seul, je suis tombé surJean Barois, son premier livre publié par Gallimard. S’en est suivi un échange de correspondance avec l’auteur, lequel m’invitait, quelques mois plus tard, à venir passer une journée avec lui au Tertre, près de Bellême. C’est là que pour la première fois de ma vie je pus voir, étalés sur une table basse dans sa pièce de travail, les feuillets manuscrits d’un journal d’écrivain. Il préparait alors avec Marie Rougier l’édition de ses œuvres dans la Pléiade, plus précisément, ses « Souvenirs autobiographiques et littéraires » dont je parlais précédemment). Des feuilles blanches 21 X 27 (le format utilisé à cette époque), couvertes d’une écriture qu’encore aujourd’hui je reconnaîtrais entre mille. L’encre noire me semblait – ainsi que la belle écriture – donner aux textes un sérieux, une authenticité qui, sur l’heure, m’impressionnèrent. Mais ce qui me frappa surtout, c’est la place occupée par ces textes dans la page. Une colonne étroite au milieu, et des marges immenses de chaque côté, où parfois surgissait une correction de la même encre. On voyait aussi de nombreuses marges vierges, révélant qu’à certains moments l’écriture s’était faite plus facile, ou que l’auteur n’avait pas relu ces passages. J’observais tout cela avec surprise, moi qu’on avait habitué à ne pas gaspiller le papier, comme on ne gaspillait pas le pain dans mon enfance.
C’est avec Roger Martin du Gard, donc, que je voudrais terminer. « Je vis à la fois dans l’obsession quotidienne du temps qui fuit…, et dans une incroyable légèreté, une inconcevable inconscience, gaspillant mes jours comme si je me sentais éternel », écrit-il dans son Journal le 11 juillet 1948. Il ne savait pas qu’il n’avait plus que 10 ans à vivre. Revenant en arrière, je me dis que moi aussi, pendant une trentaine d’années, j’ai gaspillé mes jours. Peut-être que mon Journal, plus intellectuel que sentimental, est une tentative un peu désespérée pour rattraper ce temps perdu. Les jours où m’afflige la pensée que la diffusion de mes écrits reste confidentielle, je me dis que j’écris pour le futur, que mes lecteurs seront dans un autre siècle. Parce que, comme Gide, « je ne crois pas à une autre survie que celle dans la mémoire des hommes ».
(J’ai placé ce texte en introduction de mon Journal de 1995, déposé à l’Association pour l’autobiographie)
Louna, notre petite chienne disparue en juillet, fut une adorable compagne. Silencieuse mais si présente. Il est normal qu’elle trouve une petite place sur ce blog. Elle aussi restera dans notre mémoire.
« Onze années de vie
à se parler sans rien dire :
C’est ma chienne, morte. »
3 Juillet – Page de journal…
Je n’ai rien contre le monde paysan. Je respecte ces hommes de la terre sans qui nous ne pourrions vivre. Mon père a commencé sa vie de travailleur, à 8 ans (oui, vous avez bien lu !) comme bicard dans une ferme avant de devenir ouvrier agricole. Quand nous habitions à Souvigné, nous entretenions des liens d’amitié avec des agriculteurs à la retraite. L’un d’eux occupait ses loisirs à faire des mots croisés. Et pas les plus faciles. Non, je n’ai rien contre les paysans. Mais, quand même…
Dimanche, un salon du livre dans un petit village de la Sarthe. Une grande salle. Tout autour, des tables couvertes de livres ; assis derrière les stands, les auteurs attendent le chaland. Au milieu de l’espace, des tableaux de tous les styles ; production des peintres de l’endroit. Peu de visiteurs. Entre un type, pur produit du terroir, la casquette sur le front, la clope aux lèvres, accompagné de sa femme, une grosse petite paysanne aux tétons bien gonflés. Regard circulaire, appuyé, sur les tables et les écrivains. En moi, l’impression désagréable d’être au zoo l’animal qu’on vient voir par curiosité. Mais très vite notre homme, d’une voix tonitruante :
« Viens t’en, la Mère : y a rin là n’ dans ! »
Il a pourtant dû aller à l’école, ce type pour lequel les livres n’existent pas. À chaque fois que je raconte cette anecdote, tout le monde rit. Moi, ce jour-là, très tôt j’ai rangé mes livres et je suis parti. Quelle tristesse !
30 mai – Page de journal
Je n’aime pas beaucoup la poésie de Jean Cocteau. Elle ne correspond pas à l’idée que j’ai de cet art. Seuls le rythme et la rime souvent font croire à de la poésie. Derrière les vers s’accumulent des flots de banalités, servies avec la langue de la prose. Si, comme le dit Octavio Paz, la poésie est « un langage dans la langue », la poésie de Cocteau n’en est pas. En poésie, le mystère est là, dans la langue du poème. Pourquoi l’écrivain change-t-il de matériau (non, c’est le même, mais employé autrement) lorsqu’il commence l’écriture d’un poème ?
Quand je relis les miens, qu’ils soient en vers ou en prose, je vois bien que quelque chose diffère de mes autres textes, fragments de romans ou d’essais. Et que cette langue très particulière est venue sans effort de ma part, sans recherche – mystère de la création poétique. Ce « autre chose », je ne sais pas l’analyser. Mon poème naît d’abord d’une attente ; quand il arrive, je le regarde souvent avec surprise. Et ce n’est pas fini : je vais le lire, le relire, le torturer, lui faire rendre gorge, jusqu’à ce qu’il s’avoue vaincu. Vaincu dans un combat qui souvent confine au massacre. Quand encore le poème survit. Il arrive qu’il atterrisse dans ce qu’un jour j’ai appelé « la corbeille papivore ».
C’est pourquoi la préparation d’une anthologie est un exercice salutaire : le choix des poèmes à garder suppose des déchets. Et il y a plus de déchets que de poèmes choisis. Arrivé au terme de cette sélection pour mon dernier livre de poésie, je constate que l’ensemble couvre 130 pages. Est-ce trop encore ?
Dans les années 70, en vacances dans le Sud-Est de la France, nous nous arrêtons devant un artiste des rues qui, pour gagner sa chienne de vie sans doute, proposait aux badauds de les « croquer » en un quart d’heure. Habile, notre homme : je me reconnais bien dans son dessin. Le cheveu rare déjà, et le regard qui plonge au-delà. Une belle ressemblance. Je n’ai pas trouvé trace de cet artiste sur la Toile. Peut-être a-t-il fini, éternel crève-la-faim, dans un refuge pour clodos (on dit SDF maintenant). Et vous, le connaissez-vous ? Il signait Cardus. Qu’est-il devenu ?