( 6 mars, 2019 )

Printemps 2019

Un blog, ce n’est pas un site. Au temps de la Revue, plusieurs visiteurs m’ont dit avoir eu du mal à retrouver un article ou une information. « Tout est à la suite, ce n’est pas pratique, m’ont-ils écrit. Quand en 2011 je l’ai créé, c’était surtout pour assurer la publicité des Cahiers de la rue Ventura. Mission remplie si j’en juge par le nombre de visites quotidiennes pendant les dix ans de la Revue.

Maintenant, je pense plutôt à un site, qui offrirait une plus grande variété avec différentes rubriques et me permettrait d’accueillir des amis, je veux dire leurs textes, et des critiques d’ouvrages. Un support plus littéraire à l’adresse des curieux. Bref, j’y pense sérieusement. Sans hâte, afin de ne pas me tromper. Je vous donne rendez-vous au printemps, avec mon Anthologie poétique, qu’un éditeur a accepté de publier. Et peut-être encore une page dans le ton de celle-ci, cela dépendra de l’accueil que vous lui ferez. J’ai toujours eu l’impression, préparant les pages de ce blog, de venir bavarder avec vous, sans manières. Aujourd’hui, si vous continuez votre lecture, c’est à un retour en arrière que je vous invite à travers quelques

« Souvenirs d’un prof » 

(avec le stress, maîtrisé, mais stress quand même, des inspections – des événements que j’ai toujours redoutés, à une époque où la hiérarchie pesait plus lourd que maintenant, et où la tenue exigée était « chemise, veste et cravate » pour les hommes. C’est avec un plaisir non dissimulé que lors de la dernière visite d’un inspecteur dans ma classe – c’était à quelques mois de mon départ en retraite – bien que prévenu,  j’avais volontairement quitté ma veste. Quand il est entré, je lui ai dit : « J’aurais trop chaud avec ma veste, je bouge beaucoup pendant mes cours ; mais je peux la remettre si vous voulez ». Il m’a assuré que cela ne le gênait pas. On était en 1996)

Quarante ans au service de l’Éducation Nationale, ça compte, tout de même. Et les milliers de gamins à qui j’ai essayé d’apprendre quelque chose. Même si mes inspections ont toujours été heureuses, ce sont surtout des visages, des réponses d’élèves, de petits événements de classe qui me restent en mémoire et nourrissent parfois mes rêves. Mes insomnies, aussi.

Les inspections ? je n’en ai eu que cinq en 40 ans de carrière ! Ou les inspecteurs étaient très occupés, ou je ne les intéressais guère.

La première (j’étais le maître, débutant, des CP, CE1, CE2 d’une petite école de campagne) a commencé d’une façon plutôt originale…

Il faut dire qu’à cette époque, les inspecteurs arrivaient à l’improviste. Personne n’était prévenu. Les choses se sont bien humanisées depuis ces périodes quasi moyenâgeuses. J’étais donc dans ma classe, en plein cours d’écriture avec les CE, les plus jeunes occupés à autre chose. J’entends frapper à la porte vitrée et je vois un homme (environ 40 ans), qui attendait sagement que je l’autorise à entrer. Il avait une serviette et portait un long imperméable mastic et un chapeau. Le parfait aspect d’un voyageur de commerce. J’ouvre et je commence : « Excusez-moi, je ne peux pas vous recevoir : je suis en plein travail avec mes élèves. Nous pourrons nous voir à la récréation. » J’entends alors une petite voix, presque timide qui murmure : « Mais je suis l’Inspecteur ».

Un peu désarçonné, je l’installe au fond de la classe devant une petite table d’enfant et je reprends ma leçon. Le gentil inspecteur, qui avait pu constater que pendant mon travail je laissais dehors les importuns, après m’avoir écouté pendant une heure, m’a gratifié d’un 13,5 sur 20, tout à fait honorable pour un débutant, m’a-t-on dit.

Le deuxième, je lui avais demandé de venir (j’étais déjà en charge de cours dans un collège). J’avais appris que j’allais être incorporé en septembre. On était en mai ; avant de quitter l’enseignement pour deux ans, j’espérais voir ma note d’inspection monter un peu, puisque les promotions dépendaient de ces notes. Il est arrivé furibard : « Je viens, puisque vous m’avez appelé !» Bon début ! J’avais fait des efforts, choisi les cahiers de la meilleure élève, une fille de 12 ans, soigneuse, dont les devoirs étaient calligraphiés. Les enfants, ce jour-là, se sont montrés brillants ; tout s’est passé de façon idyllique, mais notre homme, qui n’aimait pas qu’on lui dicte une conduite, ne m’a généreusement gratifié que d’un demi-point supplémentaire.

Parti pour faire deux ans d’armée, j’ai été libéré au bout de 18 mois, la guerre d’Algérie venant de se terminer. Libéré avec le grade de sergent, dont on m’a honoré le dernier jour afin de ne pas avoir à me payer ; auparavant, brillant 2èmeclasse, je recevais pour tout salaire, chaque mois ou chaque semaine, je ne sais plus, six paquets de caporal ordinaire, du gros gris à rouler, et quelques paquets de cigarette, moi qui ne fumais pas. De quoi me flanquer un cancer du poumon si j’avais éclusé tout ça.

Et mon inspecteur d’avant l’incorporation est revenu me voir. Cette fois j’avais été prévenu. Car notre homme n’était pas seul : il venait accompagné d’un inspecteur général, un vieux bonhomme à qui je donnais plus de 70 ans ( ?) et qui m’a serré la main en me broyant les doigts pour me montrer qu’il avait encore un reste de vigueur. Car, ce jour-là, c’était mon inspecteur qui se faisait inspecter !

« Excusez-moi de vous infliger ça », m’a-t-il soufflé en aparté. Mais je l’ai soupçonné de m’avoir choisi à dessein. Se souvenait-il de sa précédente visite ?

J’avais copié au tableau un bref texte de Colette que je voulais faire découvrir aux élèves. Je commence mon cours. Devant, à la première table, une petite élève, Noëlle, la plus jeune et la plus brillante, me regarde. Me fait des signes que je n’arrive pas à interpréter. Elle ne lève pas sa main comme le faisaient les élèves quand ils souhaitaient parler, non, elle montre le tableau. Tout en parlant, je finis par regarder mon texte et… j’y découvre une belle faute d’étourderie, un t au lieu d’un s à la fin d’un verbe ! La gamine, qui a deviné qu’aujourd’hui il se passe quelque chose, n’a pas voulu mettre son professeur en difficulté. Elle n’a rien dit. La correction faite, discrètement, je la vois esquisser un petit sourire. Apparemment personne n’a rien vu. Je la regarde, une petite complicité vint de se tisser entre nous deux.

Cette fois, mon inspecteur m’a noté plus généreusement : 16, à 27 ans, c’était, disons, honorable.

Le troisième, qui avait annoncé sa visite à 10h, est arrivé avec 20 mn de retard, bousculant l’ordonnancement de mon cours, perturbant mes élèves, des  3ème en difficulté. Arrivé en retard, mais pas question pour lui de demander qu’on veuille bien l’excuser ou au moins fournir une explication. Je tentais de décortiquer avec ces ados peu doués mais gentils  les ressorts de la scène 3 acte I des Femmes Savantes. Je n’ai jamais eu de chance avec cette pièce. Deux fois j’ai dû l’affronter, au BEPC d’abord, au concours de l’École Normale ensuite. Avec le même succès mitigé. Pardonnez-moi de ne pas aimer Molière. Mon inspecteur m’a (nous a) écouté(s) pendant une demi-heure ; puis il est parti devant les gamins médusés dans un grand discours, commentant les paroles de Clitandre et d’Henriette avec enthousiasme et véhémence. Content de sa prestation, il a ajouté : « Voilà comment j’aurais procédé ». Et, dans son rapport, il m’a (s’est) gratifié d’un brillant 18,5 ! C’était 2 points et demi de plus que la note précédente. J’étais comblé ! Et surpris : le déroulement de la séance m’avait plutôt laissé penser que ma note allait plonger. Je n’ai jamais demandé à mes élèves s’ils avaient compris quelque chose à ses explications.

Quelques années plus tard, en 1979, un nouvel inspecteur est venu me voir. Un homme charmant, très courtois, qui m’a observé, écouté pendant une heure. J’avais des petits sixièmes pas très éveillés, mais adorables, qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour me satisfaire. Je vis mon visiteur sourire de temps en temps aux bourdes proférées en toute innocence par quelques garçons que la bonne atmosphère de la classe poussait à s’exprimer. Il a aimé, je pense, que je ne les rabroue pas. Mes élèves sortis, il m’a interrogé sur le travail que je faisais avec les troisièmes. Un mois plus tard, son rapport m’est arrivé, lequel se terminait par une formule qui m’a vraiment fait chaud au cœur : « M. Cailleau est un professeur exceptionnel ». Ma prestation était créditée d’un 19 qui a causé quelque jalousie chez mes collègues curieux de connaître ma note.

Puis… Puis… on m’a foutu une paix royale. Excusez la vulgarité du terme en italique. Mais c’était quand même exceptionnel : pendant 16 ans, je n’ai pas vu un inspecteur franchir le seuil de ma classe ! Ce qui ne m’a pas empêché de travailler avec enthousiasme et conviction… et même de commencer à animer, bénévolement, et pendant mes heures de liberté, des ateliers littéraires dans les collèges où j’enseignais, pour mettre mes élèves en relation avec les écrivains dont ils aimaient les livres. De belles expériences dont je suis fier et qui m’ont valu des lettres comme celle-ci, tenez, reçue en 1992 d’un élève de seconde qui avait participé à mon atelier d’Ingrandes-sur-Loire l’année précédente, lettre qui commençait par ces mot : « Monsieur, un an s’est écoulé, mais je ne vous ai pas oublié. » Ces expériences m’ont valu aussi les propos aigres de collègues sans doute jaloux du succès de mes entreprises. Déjà, en début de carrière, on m’avait traité de « poire » en me voyant accepter de remplacer à titre gracieux un collègue absent et assurer quelques heures pour aider la directrice du collège. Dans les dernières années, devaient penser la même chose de moi ceux qui me disaient : « Moi, je suis payé pour faire 18h, je n’en ferai pas 19 ! » Belle mentalité ! Et qui me regardaient « en coin » quand les journalistes et la télé s’intéressaient à mes animations.

Je termine… le dernier inspecteur, qui m’a fait sa « visite de courtoisie » à six mois de mon départ en retraite, a eu la délicatesse de commencer son rapport en ces termes : « Cette visite n’avait pas pour objet le contrôle du travail de M. Cailleau. » Il eût été un peu tard pour envisager de me faire progresser ! Je tenais à lui montrer tout ce que j’avais fait dans mes classes : j’avais transporté à son intention des cartons de préparations, fiches et documents, et surtout le courrier échangé avec les écrivains et les numéros des revues que je publiais avec mes élèves. Au bas d’un rapport très élogieux, il a conclu : « Je ne puis que reprendre la formule de M. P. en 1979 : « M. Cailleau est un professeur exceptionnel ».  Et de m’accorder un nouveau 19 tout neuf !

Trêve d’autosatisfaction : je pensais qu’il aurait pu aller jusqu’à 20 ! Mais je suis tout de même très fier de cette reconnaissance. Il m’arrive de temps en temps, quand je déprime, de relire la belle prose de ce Monsieur qui venait de Nantes inspecter un vieux prof sarthois sur le départ, sans intention de contrôler son travail. Et qui confirmait le 19 de 1979. Grâces lui soient rendues, d’avoir reconnu qu’en vieillissant je n’avais pas décliné !

Je l’ai dit quelque part : avec mes souvenirs de prof, je pourrais faire un livre. Je m’arrête là : Catherine, qui se charge de publier mes textes sur le blog, me dit souvent qu’ils sont trop longs ; elle a raison, nous sommes à une époque où le temps c’est de l’argent. Seuls les retraités, des gens perpétuellement en vacances, peuvent se permettre de l’oublier ( ! )

Ah, vous êtes encore là ! Vous m’avez suivi, lu jusqu’à la fin ? Pour vous remercier, un petit retour en arrière : vous savez… quand les vieux le dimanche s’ennuient parce qu’il pleut et qu’ils ne peuvent emmener leur chien pour sa promenade dominicale… la première photo, c’était au temps des inspections. C’était dans les années soixante » – la seconde, … quarante ans ont passé, la moitié d’une vie, et je ne sais qu’en penser.

Vous retrouverez la citation en italiques dans mon Anthologie poétique à paraître prochainement, un bilan qu’a voulu vous offrir votre serviteur, «  le  retraité de la poésie ».

1980 paques

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